David Pargamin
Ecoutes judiciaires : cette bataille entre Thales et ChapsVision qui se joue au ministère de la Justice
Le ministère de la Justice veut priver les magistrats et la police judiciaire des logiciels de ChapsVision, l’un de ses prestataires. Les policiers s’interrogent sur ce choix économique.
Contre le narcotrafic, la justice cherche le bon logiciel. Pendant deux semaines, la lutte contre la drogue s’est imposée comme la grande priorité nationale. Les députés examinent actuellement un texte pour « sortir la France du piège du narcotrafic », dont le vote a été reporté lundi. Mais si les débats se sont jusqu’à maintenant concentrés sur l’introduction de « portes dérobées » dans les messageries chiffrées - une option finalement rejetée par les députés -, une autre bataille se livre à bas bruit et au même moment entre le ministère de la Justice et l’un de ses prestataires, la société ChapsVision fondée par Olivier Dellenbach. Le fond de cette affaire embarrassante ? Le marché sensible des écoutes judiciaires.
La Place Vendôme veut interdire aux policiers et aux magistrats d’utiliser les logiciels de cette entreprise spécialisée dans l’analyse et la géolocalisation des écoutes, qu’elle estime trop coûteux. Problème : les enquêteurs de la police et de la gendarmerie ont pris l’habitude de s’en servir dans la plupart des affaires de stupéfiants. « Les collègues de la PJ les utilisent au quotidien », témoigne Benjamin Camboulives, délégué national du syndicat Alternative Police. En février dernier, le logiciel de Deveryware, filiale de ChapsVision, a aidé à retrouver la trace du criminel en cavale Mohamed Amra, évadé en Roumanie.
Bugs à répétition
Pourquoi se priver d’un outil qui fonctionne ? Le ministère veut privilégier la Plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ), un outil mis au point par Thales, pour centraliser toutes les demandes d’écoutes et de géolocalisations. Les policiers et les magistrats s’y connectent pour mettre le numéro des suspects sur écoute ou localiser leur ligne. Elle leur donne accès à toutes les métadonnées du téléphone, dont les flux IP issus du réseau internet. Des indications précieuses pour retrouver le propriétaire de la ligne, lorsque les trafiquants se cachent sur des messageries chiffrées. Au total, 46 979 interceptions judiciaires ont été effectuées sur cette plateforme l’an dernier, soit 11 % de plus qu’en 2023.
Pour faire parler ces données, les enquêteurs font souvent appel aux logiciels de Chaps‐Vision. D’après nos informations, ses solutions développées par Elektron et Deveryware, deux sociétés rachetées par Olivier Dellenbach en 2022, sont utilisées dans presque 20 % des cas. Les juges d’instruction et les policiers s’en servent pour suivre le « haut du spectre » de la criminalité. Ces logiciels leur sont surtout utiles pour traquer les « lignes de guerre », ces cartes de téléphone activées par les trafiquants, qui ne sont utilisées qu’une fois. « Quand il y a des remontées de stups d’Espagne, il faut aller le plus vite possible, précise un flic de la PJ. Deveryware permet d’activer des alertes quand un suspect entre ou sort d’une zone ».
Promise aux policiers, cette fonctionnalité n’a jamais fonctionné sur la PNIJ. « Il m’est arrivé de recevoir une alerte cinq heures plus tard, peste un enquêteur d’une Division de la criminalité organisée et spécialisée (DCOS). « L’interface de Thales est obsolète, explique-t-il. La PNIJ fait remonter trop de points sur les cartes, c’est inexploitable ». Interrogé, un autre policier va dans le même sens : « Plus on zoome, moins on voit les rues ». La plateforme a accumulé un retard technique que l’entreprise tente de rattraper sur son concurrent ChapsVision. Un module appelé « Hugin » a été ajouté récemment pour authentifier les contacts qui discutent sur WhatsApp. Coïncidence ? La fonctionnalité existe déjà sur Elektron.
L’Etat fait la sourde oreille
« Globalement, la plateforme fonctionne et la qualité des interceptions est meilleure qu’il y a quelques années, nuance Benjamin Camboulives. Mais elle ne suffit pas à faire tout le boulot ». « Je veux bien qu’on lutte contre le grand banditisme, mais il faut qu’on nous donne les outils adaptés », s’indigne le directeur d’un service d’enquête spécialisé basé en région. Dirigée par le magistrat Jean-Julien Xavier Rolai, l’agence nationale des techniques d’enquêtes numériques judiciaires, qui assure le lien avec les opérateurs téléphoniques (Bouygues, Orange, etc), veille à ce que la plateforme reste à la pointe. Le directeur, qui a déclaré la guerre à ChapsVision, écrit régulièrement aux magistrats, et aux services de police judiciaire, pour les inviter à ne plus l’utiliser. Cette croisade judiciaire se pare d’un prétexte économique. « Les outils Elektron et Deveryware ne sont pas plus performants », juge la Place Vendôme, qui rappelle que les policiers doivent utiliser sa plateforme, « sauf impossibilité technique ». Entre 2010 et 2024, le fonctionnement de la plateforme a coûté 300 millions d’euros à l’Etat. Le coût de la PNIJ a été déjà été pointé par un rapport de la Cour des comptes, qui a constaté des progrès en 2019. Il invitait l’Etat à trouver une solution pour que les grandes oreilles de la justice ne reposent plus sur les serveurs de Thales à Elancourt, dans les Yvelines. Raté, pour l’instant : le contrat n’a pas été remis en concurrence. « L’exécution du marché court jusqu’à la fin de l’année », répond, un peu embarrassé, le ministère de la Justice. Un dossier brûlant, donc, pour le cabinet de Gérald Darmanin.
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