Un directeur général de la police nationale (DGPN) peut-il regretter qu’un policier ait été placé en détention provisoire ? Comment expliquer le mouvement de contestation qui touche la police actuellement ? L'avocat spécialiste des violences policières, Vincent Brengarth, et le secrétaire général du syndicat Alternative police, Denis Jacob, en débattent dans « Marianne ».
Une tentative d'apaisement, qui a mis le feu aux poudres… Ce dimanche 23 juillet dans une interview au Parisien, le directeur général de la police nationale (DGPN), Frédéric Veaux, s'est dit favorable à la libération d'un policier de la BAC de Marseille placé en détention provisoire dans le cadre d'une enquête sur des soupçons de violences policières commises sur un homme de 21 ans, en marges des émeutes dans la nuit du 1er au 2 juillet. « De façon générale, je considère qu’avant un éventuel procès, un policier n’a pas sa place en prison même s’il a pu commettre des fautes ou des erreurs graves dans le cadre de son travail », a déclaré Frédéric Veaux qui essaie d'apaiser un mouvement de contestation qui a émergé dans les rangs de l'institution policière ce week-end. En effet, des centaines de policiers ont déposé des arrêts maladies ou se sont placés en « code 562 », une situation où les agents n'effectuent plus que le service minimum et ne prennent en charge que les missions d’urgence et essentielles.
Sur Twitter, devenu « X » entre temps, le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, a expliqué partager les propos du DGPN. Mais pour certains, en particulier dans les rangs de la gauche, cette prise de position du haut fonctionnaire est une atteinte directe à la séparation des pouvoirs.
Interrogé sur la polémique qui a pris de l'ampleur ce 24 juillet, le président de la République Emmanuel Macron a refusé de commenter les déclarations de Frédéric Veaux mais a rappelé que « nul en République n’était au-dessus de la loi ». Le président du tribunal judiciaire de Marseille, Olivier Laurent a appelé « à la mesure afin que l’institution judiciaire puisse poursuivre les investigations indispensables à l’enquête à l’abri des pressions et en toute impartialité. ».
Pourquoi ce placement en détention provoque-t-il un tel émoi dans les rangs des fonctionnaires de police ? Assiste-t-on à une crise inédite entre police et justice ? Marianne confronte les points de vue et donne la parole à Denis Jacob, secrétaire général du syndicat Alternative Police CFDT, et à l'avocat Vincent Brengarth spécialiste des libertés fondamentales et auteur en 2022 avec Me William Bourdon de Violences policières. Le devoir de réagir (Tracts).
Marianne : Comment interprétez-vous la levée de boucliers d'une partie de la profession policière après cette mise en détention provisoire ?
Denis Jacob : C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase d’une situation que l’on vit dans les rangs de la police nationale depuis des années. On nous demande de régler les problèmes de criminalité et de délinquance, de tout gérer sans avoir les moyens de le faire, et lorsque nous sommes mis en cause nous ne sommes pas soutenus. Ce mouvement est une façon de relayer ce mécontentement et la fatigue latente dans la profession. Quand la fatigue physique et morale est trop grande, certains collègues peuvent péter un plomb, y compris sur la voie publique. Ce mouvement d'arrêt de travail et de code 562 n'est pas le premier. C’est un élan de solidarité pour nos collègues, d’autant plus que cette détention provisoire ne se justifiait pas. Je ne défends pas l’indéfendable et je ne justifie absolument pas ce qui a été fait. Mais on ne s’explique pas qu’un policier soit considéré plus voyou qu’un voyou.
Vincent Brengarth : Je perçois ce mouvement comme une défense corporatiste et de solidarité professionnelle classique. Mais c’est la forme qu’elle prend qui est extrêmement étonnante, à tous les niveaux. Il y a aujourd’hui une accentuation des attaques dirigées contre l’institution judiciaire. On peut percevoir une forme d’ingérence, en particulier de certains syndicats, dans un processus protégé par les conditions de l’indépendance et par le principe d’égalité entre les citoyens. On a le sentiment que ce mouvement essaie de peser sur une décision judiciaire prise par un juge indépendant sur réquisition du procureur de la République en fonction des éléments présents dans le dossier et en prenant en considération les critères posés par la loi. J'ai du mal à percevoir la comptabilité qu’il peut y avoir entre, d'une part être le représentant de la loi et le garant du service public, et de l’autre s’opposer à une décision judiciaire rendue par un juge indépendant. Il y a un véritable risque de discrédit de l’appareil judiciaire. Les policiers viennent contester la justice alors qu’ils devraient être à son service. Si vous commencez à remettre en cause la justice, que devient la police ? Son rôle ne peut pas être celui d’enquêteur, juge et partie.
La mise en place de la mesure de détention provisoire est-elle si exceptionnelle pour un policier ?
D.J. : La détention provisoire à l’encontre d’un policier est très rare. Le policier a des garanties de représentation, l’État est son employeur, et il y a d’autres dispositions comme le contrôle judiciaire ou le bracelet électronique qui auraient pu être mises en place. Certes nous devons avoir un comportement exemplaire, nous n’avons pas le droit à l’erreur, mais quand malheureusement un collègue en commet une, derrière il doit y avoir un soutien de l’État.
Tant qu’il n’est pas établi clairement la responsabilité du policier, il doit y avoir une protection fonctionnelle renforcée et son salaire doit être maintenu. Si les faits sont établis et qu’il est condamné après un procès, là il devra rendre des comptes. Mais quand j’entends certains politiques, le policier est présumé coupable, alors qu’il est présumé innocent comme chaque citoyen.
V.B. : Cette détention provisoire est relativement exceptionnelle. La réaction de la part de l’appareil policier contraste de façon spectaculaire avec ce qui est généralement le sort judiciairement favorable lorsque des fonctionnaires de police sont mis en cause. Mais avec cette affaire, ce sort connaît une exception qui est à la mesure de l’appréciation qui a été faite de la gravité des faits. On ne peut pas nourrir l’idée qu’il existe une justice qui serait fondamentalement contre les policiers, ce serait malhonnête de le prétendre. L’expérience des dossiers dans lesquels des policiers ont été mis en cause pour des faits de violence, montre une clémence de la part de l’institution judiciaire.
La mise en détention provisoire devrait-elle être évitée pour les fonctionnaires de police ?
D.J. : Certaines organisations demandent un statut spécial pour les policiers, mon organisation syndicale ne demande pas à ce que nous soyons au-dessus de la loi, mais à ce que nous ne soyons pas en dessous non plus. La détention provisoire est réservée aux cas où les personnes seraient dangereuses pour la société, je ne pense pas que ce soit le cas pour notre profession.
V.B. : Notre système repose sur l’égalité devant la loi. À partir du moment où vous créez un régime d’exception pour les policiers, cela veut dire qu’on crée des régimes d’exception par catégories professionnelles ? Cela serait une source d’incompréhension pour le grand public, on viendrait rétablir une forme de privilèges tirés des fonctions professionnelles, alors que l’on s’est battu depuis des centaines d’années pour qu’ils disparaissent. Les juges font déjà la part des choses. Il suffit de comparer le nombre de plaintes déposées contre des policiers avec le nombre de fonctionnaires placés en détention provisoire.
Un traitement différencié des policiers par rapport aux autres citoyens ne risque-t-il pas de faire peser le soupçon du « deux poids, deux mesures » ?
D.J. : Il faut toujours recontextualiser dans les conditions dans lesquelles les faits ont eu lieu. Dans toute cette affaire, le parquet fait preuve d’un silence assourdissant. Pourquoi ne donne-t-il pas les critères qui ont justifié cette décision ? Nous ne comprenons pas aussi que pour des affaires aussi graves, des policiers soient mis en détention provisoire et que les délinquants ne le soient pas. Comme l’agresseur présumé d’un enfant à coups de marteau à Caen ou celui qui a grièvement blessé un policier à La Rochelle, les personnes ont été laissées en liberté. À Marseille, à part le témoignage de la victime, on n’a rien.
V.B. : Les réquisitions pour le placement en détention provisoire sont motivées, mais c’est un autre juge, celui de la liberté et de la détention qui va venir se prononcer sur cette mise en détention provisoire au regard des critères posés par le code de procédure pénale et qui figurent à l’article 144, qui tient en considération le fait de protéger la personne mise en examen et de la garantir à la disposition de la justice.
Si jamais les faits tels qu’ils ont été décrits et dénoncés, sont avérés, pourquoi ce fonctionnaire échapperait à une mesure qui est la seule qui serait susceptible de pouvoir correspondre à la gravité des faits qu’on lui reproche. Il peut y avoir des dérapages pour lesquels il faut bien qu’il y ait une forme de judiciarisation, sauf à admettre une forme d’immunité attachée à l’exercice de certaines fonctions. Mais alors on viendrait reconnaître des pouvoirs complètement dérogatoires, avec une sorte de superpuissance attachée à la qualité de fonctionnaire de police. Or, c’est le contraire, la circonstance tirée de la qualité de personne dépositaire de l’autorité publique est une circonstance aggravante aux yeux de la loi. Le raisonnement est inverse et c’est toute la confusion qui est entretenue aujourd’hui dans cette affaire : renverser ce qui devrait être une circonstance aggravante en circonstance atténuante.
Dans son entretien au Parisien, Frédéric Veaux appelle à prendre en considération « le contexte général dans lequel les policiers sont amenés à agir » et de « tenir compte des garanties dont il bénéficie et qui le distinguent des malfaiteurs ou des voyous » comment interprétez-vous ces propos ?
V.B. : Ce que j’observe, c’est que cette tendance et ce raisonnement ont contaminé jusqu’au plus haut niveau de la police nationale. Au départ ce qui était une expression syndicale, a été encouragé lors des débats de la campagne présidentielle, avec une surreprésentation des candidats de droite qui en faisaient des arguments électoraux. Aujourd’hui ces revendications qui étaient l’apanage de syndicats, ont atteint un niveau inédit. Ces propos pointent du doigt des changements idéologiques profonds, car on voit que ce sont des syndicats très à droite qui défendent ce type de positions.
D.J. : Ces prises de position viennent anticiper et éviter des prises de position politiques, notamment de l’exécutif, par rapport à une décision de justice. La position du directeur général n’est pas une position d’initiative, s’il prend de telles positions, soutenues par le préfet de police de Paris, c’est que ça a été validé a minima par le ministre de l’Intérieur. Même si Frédéric Veaux est un vrai flic depuis plus de 40 ans et qu’il connaît très bien les problèmes de criminalité et de délinquance, il est préfet et je ne le vois pas prendre de telles positions sans l’accord de son ministre de tutelle. Je ne pense pas que ce soit la pression des syndicats qui ait joué dans cette affaire.
V.B. : Le pouvoir n’a jamais eu autant besoin de sa police. Une partie de la représentation policière peut d’autant plus tenter de poser des conditions qui devraient nous apparaître hors de propos, qu’ils se savent en terrain favorable pour des raisons politiques. La pression syndicale fonctionne sur la hiérarchie policière. Par l’intermédiaire de Frédéric Veaux, l’institution policière fait corps avec des expressions syndicales qui peuvent être considérées comme extrême. Mais derrière tout cela, il y a tout un pan idéologique et il ne s’agit pas seulement de venir défendre les policiers, mais de les défendre dans un contexte global où ils seraient les derniers remparts avant les chaos. Je pense qu’il y a eu une défaillance de la part d’Emmanuel Macron lors de son dernier discours. Il aurait pu appeler à une forme de plus grande pondération. On doit être prudent des deux côtés, les fonctionnaires sont présumés innocents, mais il ne faut pas basculer de la présomption d’innocence à une présomption d’immunité.