Un médecin-chef de la police, chargé notamment des examens médicaux obligatoires pour intégrer l’uniforme, est suspecté de nombreuses agressions sexuelles à Metz (Moselle). Des faits répétés qui auraient été longtemps ignorés.
La comparaison avec Docteur Jekyll et Mr Hyde aurait été facile. Mais pour ceux qui ont croisé la route de Christian F., il y a bien longtemps que, côté personnalité, le second avait chez lui pris le pas sur le premier. Il y a deux semaines, France Bleu Lorraine Nord et le quotidien l’Union de Reims révélaient que ce médecin-chef de la police, basé à Metz (Moselle), venait d’être suspendu, suspecté d’au moins neuf agressions sexuelles.
Placé sous contrôle judiciaire, il fait actuellement l’objet d’une enquête confiée à l’IGPN, la police des polices, et comparaîtra devant la justice en mai. Selon plusieurs témoignages, il aurait notamment obligé de futures policières à se présenter sans soutien-gorge, leur palpant la poitrine beaucoup plus que ne le nécessitait l’examen.
Depuis son cossu bureau messin, à la tête du Secrétariat général pour l’administration du ministère de l’Intérieur (SGAMI) Est, équivalent d’une région administrative, Christian F. régnait en maître sur dix départements. Car dans la police, le rôle du médecin dit « statutaire » n’a rien à voir avec celui d’un figurant. C’est lui qui valide l’aptitude des futurs gardiens de la paix à exercer et à intégrer une école de police. Lui, aussi, qui doit donner son blanc-seing à toute reprise du travail après un arrêt supérieur à quinze jours.
« En clair, il a le droit de vie ou de mort sur un fonctionnaire », résume Denis Jacob, patron du syndicat Alternative police, qui avait…alerté à plusieurs reprises sur ce médecin se percevant comme « tout puissant ». Car ce pouvoir sur ses collègues, Christian F., 63 ans, ne s’est jamais privé ni de l’exercer ni de le revendiquer en plusieurs décennies de carrière, dont au moins vingt ans à Metz.
À l’une de ses victimes, citée par France bleu, qui protestait lorsqu’il exigeait d’elle qu’elle ôte son soutien-gorge, il aurait ainsi rétorqué : « Je suis médecin de la police. Si vous ne retirez pas vos dessous, il n’y aura pas validation. » « Il était strict. J’avais peur. Il m’a palpé les seins pendant 20 à 40 secondes. Même ma gynécologue allait plus vite que lui », a raconté la même. Un témoignage identique en tout point ou presque à celui transmis à ses chefs par Emilie*, une jeune élève gardien de la paix, dès 2017, et dont nous avons pu prendre connaissance.
La première fois, la jeune femme se présente devant le docteur F. en 2014, alors qu’elle souhaite devenir adjointe de sécurité. « Il m’a demandé de retirer mon soutien-gorge, entame-t-elle. Puis d’effectuer des tests neurologiques, tout en étant torse nu devant lui. » Perturbée, la jeune femme ne parvient que difficilement à tenir sur une seule jambe, les yeux fermés. Elle se fait rabrouer, le docteur F. lui faisant remarquer vertement que « ce n’est pourtant pas très compliqué. »
« J’ai vécu ça comme quelque chose d’assez humiliant », dira plus tard la future fonctionnaire de police. Dans la foulée, comme à son habitude, le médecin « a vérifié la présence de ganglions au niveau de la poitrine et sous mes aisselles ». « J’ai fini toute la visite torse nu. Je n’étais vraiment pas bien, je tremblais. »
Après coup, lorsqu’elle s’ouvre auprès d’autres praticiens des conditions de cet examen, Emilie comprend que Christian F. a outrepassé ses prérogatives. Malheureusement pour elle, deux ans plus tard, elle doit à nouveau se déshabiller devant lui, quand elle aspire cette fois à rentrer en école de police. « Nous nous sommes rencontrés récemment ? » l’apostrophe le médecin. « J’ai dû enlever mon soutien-gorge pour à nouveau vérifier la présence de ganglions », rapporte-t-elle.
Depuis, la jeune femme dit « appréhender toutes les visites médicales ». Un stress que ne manquera pas de déceler l’infirmière de l’école qu’elle intègre finalement. Une rapide enquête permet alors de comprendre que son cas est tout sauf isolé, et plusieurs signalements sont alors transmis au ministère de l’Intérieur.
Quelles suites y ont alors été données ? Impossible de le savoir, l’administration refusant de s’exprimer sur le dossier, renvoyant vers le parquet de Reims, qui ne souhaite pas plus communiquer. Au fil des dernières années, les plaintes se sont en tout cas accumulées. Jusqu’à celles, en juin 2018, de plusieurs élèves d’une autre école de police, cette fois celle de Reims. Ce seraient ces dernières qui auraient enfin déclenché une enquête et entraîné la suspension du docteur F.
« Ses agissements n’ont que trop duré, dénonce Brett*, un capitaine de police qui a longtemps ferraillé contre lui. C’était de notoriété publique qu’il faisait une fixation sur les poitrines, et mettait tout en œuvre pour les tripoter. Il m’est arrivé de voir des jeunes femmes en pleurs lorsqu’elles quittaient son bureau. Il y avait un problème. Fatalement, ça devait finir par sortir. »
Pour Brett, le docteur F. est en grande partie à l’origine de sa mise à l’écart de la police. Après avoir dénoncé les fautes déontologiques d’un chef de service, le capitaine était rentré en conflit ouvert avec sa hiérarchie. Il sera hospitalisé trois semaines en psychiatrie. Mais en 2016, à l’heure de reprendre le travail, et alors que les psychiatres qu’il a consultés dans le privé le jugent apte, ce n’est pas l’avis du généraliste de la police.
« Il m’a déclaré inapte une première fois pour six mois, puis définitivement suite à un examen qui n’a jamais eu lieu. » Depuis, l’officier est « payé par la Sécu », à rester chez lui, déplorant « un système pervers, dont Christian F. est une cheville ouvrière, qui vise à vous prouver que quand on veut, on peut vous assassiner professionnellement ».
« C’est quelqu’un dont les décisions médicales, systématiquement, vont à l’encontre de l’intérêt des fonctionnaires, accuse Julien Morcrette, numéro deux d’Alternative police. Plus qu’un manque d’empathie, je crois qu’il a même développé une réelle aversion envers les policiers. » Brett ne dit pas autre chose : « Il ne supporte pas que l’on s’oppose à lui. Nous avions failli en venir aux mains, et il m’avait traité de trou du cul. Pour insulter comme ça un officier, c’est qu’il devait se sentir sacrément protégé… »
« C’est quelqu’un qui a bousillé un paquet de vie », appuie Valérie,* policière en Alsace. « Il a ruiné ma carrière, a essayé de me faire passer pour folle, puis m’a fait mettre à la retraite d’office pour invalidité. Ce qu’il faisait, ce n’était ni plus ni moins que des licenciements déguisés. » La justice administrative, à plusieurs reprises, l’a constaté comme tel. Valérie a ainsi été réintégrée après plusieurs années de mise à l’écart. « Aujourd’hui, je suis toujours dans un placard, se désole-t-elle. Mais que voulez-vous faire, quand face à ces gens, vous êtes seul ? »
Autre cas, emblématique s’il en est : celui de Didier.* Là encore, ce fonctionnaire bien noté, en poste dans un service de déminage, entre en conflit avec sa hiérarchie. En 2009, il passe sous les fourches caudines du docteur F. Le bilan est sans appel : en raison d’un taux très faiblement supérieur à la norme de Gamma GT, une enzyme, Didier est considéré comme alcoolique. Le docteur F. le déclare « inapte à la fonction de démineur pour une durée indéterminée ».
Au grand dam du généraliste de Didier, qui s’insurge par écrit, n’ayant « jamais constaté de signe évocateur d’une imprégnation aiguë ou chronique alcoolique » chez ce patient « sportif et dynamique ». Un spécialiste exclu par ailleurs formellement « la responsabilité éventuelle de l’alcool dans ces Gamma GT ». Comme le fera le tribunal administratif de Strasbourg. Par un jugement de 2014, il constate que Didier a fait l’objet de « mesures vexatoires », et condamne l’État à lui verser 3 000 euros de dommages et intérêts.
Au regard de ces nombreux cas, « c’est l’ensemble des décisions prises par ce médecin qu’il faudrait passer à la loupe », exhorte Brett. Ce que ne visera vraisemblablement pas l’enquête en cours. « Il est très curieux que dans cette affaire, les investigations n’aient pas été confiées à un juge d’instruction, s’étonne une source proche du dossier. Comment faire un travail sérieux, avec presque dix victimes à entendre, en quelques semaines ? »
« J’espère au moins que l’IGPN s’attardera sur ses moyens de communication, complète Brett. Nombre de ses victimes sont persuadées d’avoir été filmées ou photographiées à leur insu, et en pareil cas, tout porte à croire que ces images ont été conservées », anticipe ce vieux routier de la police judiciaire.
De son côté, Alternative police appelle « toutes les éventuelles autres victimes à se faire connaître ». « Des jeunes rentrent dans la police, animés par des idéaux de justice, et tombent sur un individu comme ça. C’est inadmissible ! tonne Julien Morcrette. Comment voulez-vous ensuite avoir confiance dans l’institution ? » Contacté, le docteur Christian F. n’a pas souhaité s’exprimer.
*Les prénoms ont été changés.